Siglomanie française : ou l’art de perdre l’usager dans les acronymes

Dans la langue de l’administration française, le sigle s’est imposé comme roi. Derrière cet art de l’abréviation se cache moins un souci d’efficacité qu’un système bien huilé de mise à distance.

Paradoxalement, ce qui devait faciliter la communication l’a rendue illisible, voire excluante. Alors que la transparence devient un impératif démocratique, nos services publics, eux, continuent de parler par hiéroglyphes. De la ZFE à l’OQTF, enquête sur une passion bien hexagonale pour les initiales autoritaires. 

 

Abréger pour mieux régner ? Sociologie d’un langage codé

Derrière l’apparente neutralité des acronymes, un levier discret, mais efficace s’opère : celui de la mise à distance. En effet, dans l’administration française, résumer revient souvent à verrouiller.

Une tradition tricolore solidement ancrée

5 527 sigles. Voilà le chiffre impressionnant recensé dans le dictionnaire de l’administration publique d’après data.gouv.fr. Cependant, ce nombre n’inclut ni les variations locales ni les inventions sectorielles issues des collectivités ou du privé. En réalité, le paysage linguistique institutionnel se révèle bien plus saturé qu’il n’y paraît.

Ce goût pour l’abréviation émerge dès les années 1940, des intitulés tels que STO (Service du Travail Obligatoire) ou PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones) étaient déjà omniprésents. Le raccourci lexical a toujours été une arme politique autant qu’une commodité technique, car il évoque l’ordre et la rigueur.

À cet effet, certains historiens rappellent que la standardisation extrême des désignations administratives trouve une part de son inspiration dans les systèmes bureaucratiques soviétiques, où chaque organe ou programme recevait son sigle. Ce modèle de centralisation absolue a marqué durablement les structures françaises, notamment dans leur propension à tout normer et tout classer.

Les acronymes récents, tels que ZFE (Zone à Faibles Émissions), OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français), SNU (Service National Universel) ou encore DREETS (Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités), poursuivent la tradition. Leurs formulations masquent plus qu’elles ne révèlent.

À ce propos, la presse étrangère s’en amuse régulièrement. Le Wall Street Journal, par exemple, souligne la difficulté pour les expatriés de “naviguer” dans les échanges avec l’État français à cause de ces “codes alphabétiques sans clés”. De son côté, The Economist ironise sur cette “soupe de lettres” devenue marque de fabrique d’une administration plus préoccupée par sa logique interne que par la compréhension citoyenne. 

Du PTT au CRM : l’acronymite s’invite partout

Désormais, la contamination gagne l’entreprise, les bulletins de paie et même les réunions informelles.

Dès que l’on franchit la porte d’une salle de réunion, il n’est plus question de gestion ou d’objectif, mais de KPI, de BFR, de UX, de RH, de CRM ou de OKR. Truffée d’anglicismes, cette novlangue professionnelle s’est imposée sans préavis dans les petites entreprises, les collectivités territoriales, voire les associations, alors qu’elle se cantonnait autrefois aux grandes entreprises technologiques.

L’objectif affiché ? Gagner en efficacité. Toutefois, de ce gain de temps présumé découle une réelle perte de lisibilité. La technicisation du langage, propulsée au niveau supérieur par le numérique, participe à une forme d’isolement discursif, voire d’exclusion implicite.

Un exemple frappant : le bulletin de salaire. Malgré la réforme de 2018 censée le simplifier, de nombreux salariés ne comprennent toujours pas ce qui sépare le “brut” du “net”. Les majuscules y abondent, souvent non explicités : CSG, CRDS, ARRCO, AGIRC, etc. Selon un expert interrogé sur janusconsulte.blog, la réforme “n’a pas amélioré la lisibilité sur l’essentiel : la logique de prélèvement”.

incompréhension sigles

Dans une tribune publiée par Le Point en 2023, le constat est sans appel :
“les sigles pullulent et rendent notre monde illisible”. Une enquête menée par Deskbird indique que plus de la moitié des jeunes professionnels ont déjà cherché en pleine réunion la signification d’un mot pour suivre la conversation. Plus encore : 83 % d’entre eux reconnaissent avoir déjà utilisé des termes sans en connaître précisément le sens, uniquement pour paraître compétents.

Enfin, une étude relayée par LinkedIn révèle que 48 % des jeunes actifs (Millennials et Gen Z) se sentent exclus dès que le jargon s’invite en réunion.

Preuve que la passion française pour l’acronyme n’a rien d’un caprice générationnel et qu’il s’agit d’un vieux réflexe national : coder pour mieux normer, compliquer pour mieux encadrer.

De l’administration napoléonienne aux dernières directives sur la gestion du personnel, la France cultive cette tradition séculaire d’hygiène bureaucratique.


Siglocratie : pouvoir vertical, langage hermétique

En filtrant les savoirs par initiales, le sigle transforme l’usager en cryptologue amateur et le citoyen en observateur perplexe.

Cachez ce sens que je ne saurais lire

Cette enfilade de lettres capitales ne dit jamais franchement ce qu’il couvre. Il évoque et suggère, dans une illusion de transparence qui, en réalité, entretient le flou.

Prenez “DGFIP”. Ce n’est pas un personnage de Star Wars, mais la direction des finances publiques. En la nommant ainsi, l’État réduit une administration entière (celle qui collecte nos impôts tout de même !) à une abstraction administrative désincarnée. Le langage codé devient alors un outil de dilution de la responsabilité. Plus personne ne sait précisément qui fait quoi. Pratique, non ?

À cet effet, certains acronymes évitent même soigneusement les mots qui fâchent. Par exemple, “OQTF” désigne une Obligation de Quitter le Territoire Français. Mais dans les arrêtés préfectoraux, l’usage du sigle évite les termes plus explicites, comme “expulsion” ou “renvoi”. À croire que la violence administrative passe mieux quand elle ressemble à une combinaison de touches de clavier.

En parallèle, ces acronymes anesthésient le débat. Le terme “ZFE”, pour Zone à Faibles Émissions, sonne presque écolo-chic. Mais dans la réalité, il désigne un ensemble de restrictions routières qui pénalisent souvent les plus modestes. Ainsi, l’abréviation désactive l’opposition et neutralise les critiques.

L’abécédaire de l’élite

Et vous, connaissez-vous la différence entre le RFR, le PPA et le QF ? Non ?

Selon l’INSEE, 15% des Français souffrent dillectronisme. Ce chiffre ne désigne pas
uniquement une difficulté avec les outils numériques. Il révèle un malaise plus profond : celui dune population tenue à distance par des codes quelle ne maîtrise pas. Les courriers administratifs, formulaires en ligne ou documents officiels deviennent des parcours dobstacles pour des millions de citoyens. Même les agents de terrain avouent peiner à suivre certaines  consignes internes.

Cette opacité décourage l’action. En effet, moins un usager comprend ses droits, plus il renonce à les faire valoir. D’où l’importance de rendre intelligibles les courriers administratifs, ce que 1 Français sur 5 réclame activement.


Le RGPD, ou la fausse solution miracle

Parmi les acronymes à succès, le RGPD décroche la palme de la fausse évidence.
Fraîchement débarqué en 2018, ce Règlement Général sur la Protection des Données a très vite gagné le cœur des communicants et le doute des professionnels.

Derrière ses quatre lettres rassurantes se tient une promesse : mieux encadrer l’usage
de nos données personnelles et garantir notre vie privée à l’ère numérique. Une intention louable, mais une mise en œuvre plus discutable.

RGPD

 

Selon France Assos Santé, 85 % des Français disent connaître le RGPD, mais seuls 39 % savent de quoi il retourne exactement.

Par ailleurs, une étude relayée par Village de la Justice révèle que seulement 5,5 % des PME et ETI maîtrisent réellement les risques juridiques associés. Pourtant, 70 % des entreprises s’estiment en bonne voie sur ce terrain.

Cependant, cette incertitude n’empêche pas sa popularité, bien au contraire. Plus l’acronyme est simple, plus il passe pour évident, voire gratuit. Comme si tout citoyen pouvait l’invoquer pour réclamer la suppression d’un contenu, sans délai ni justification.

De nombreuses entreprises, administrations ou médias reçoivent désormais des demandes de retrait “au nom du RGPD”, comme s’il s’agissait d’un droit absolu et immédiat, à activer d’un simple clic.

Ce réflexe, très français, rappelle un paradoxe bien connu : tout ce qui n’est pas gratuit paraît suspect, même quand cela ne coûte presque rien.

Pourtant, la réalité juridique est plus nuancée. Le RGPD ne prévaut pas sur la liberté de la presse et ne supprime pas le droit de citation. En clair : il protège, mais il ne censure pas.

Le RGPD se transforme en écran de fumée chic : quelques fenêtres pop-up, une ligne dans les mentions légales et le tour est joué.

Sauf que ce vernis s’avère contre-productif. Trop de sigles tuent la vigilance, comme démontré dans notre article sur le phishing, puisque les messages saturés de jargon renforcent la crédibilité des fraudes.

Dans un monde saturé de fausses informations, cette opacité devient un danger. D’autant que les fake news prospèrent dans les zones grises. Si les citoyens ne comprennent pas les textes censés les protéger, comment leur demander de distinguer le vrai du faux dans les médias ?

 

Clarté administrative : petits pas et gros acronymes

Après tant de lettres empilées, on aurait bien besoin d’un traducteur automatique entre administration et population. Bonne nouvelle : l’État y a pensé… en créant un comité dont l’intitulé lui-même mérite un glossaire : Comité d’orientation pour la simplification du langage administratif.

Comité de simplification du langage administratif

Il fallait oser. Pour lutter contre l’illisibilité des sigles, les pouvoirs publics ont mis sur pied, dès 2001, un “Comité d’orientation pour la simplification du langage administratif”. On aurait pu rêver d’un titre limpide, court et digeste, mais non. On hérite d’un acronyme de plus, COSLA, qui complexifie encore l’initiative censée tout clarifier. Voilà qui illustre, ironiquement et à merveille, la lourdeur bureaucratique à la française. Malgré cette entrée en matière cocasse, le comité, piloté par le linguiste Pierre Encrevé, a livré plusieurs outils performants, voire pionniers, dans la quête d’un langage public plus humain.

D’abord, un Lexique administratif, publié avec les éditions Le Robert. Il recense près de 4 000 termes et expressions utilisés dans la sphère publique. Chaque mot problématique se voit assorti d’un équivalent plus accessible. Le but ? Permettre au citoyen de comprendre ce qui lui est écrit. Une révolution douce, mais salutaire.

 

Lexique administratif

Ensuite, le logiciel LARA (Logiciel d’Aide à la Rédaction Administrative). Il s’agit d’un assistant numérique pour les rédacteurs. Il repère les tournures trop lourdes, les sigles non explicités et propose des alternatives plus lisibles. Un genre de chatGPT pour les ministères version ministère, utile, mais malheureusement peu connu en dehors de quelques cercles d’initiés.

Autre avancée : la Délégation générale à la langue française (DGLFLF – encore un bel acronyme !) a édité un guide pratique pour la rédaction administrative. On y trouve des recommandations pragmatiques : privilégier les phrases courtes, utiliser des mots familiers, éviter les anglicismes abscons… Le tout dans une optique claire : parler pour être compris, pas pour encoder le langage.

Plus récemment, la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) a lancé des modules de formation au “langage clair”. Lors d’un webinaire d’avril 2024, les formateurs invitaient à éviter les sigles non définis, à s’adresser directement au lecteur (“vous”) et à privilégier des phrases actives. Des conseils pleins de bon sens, trop souvent oubliés dans les méandres de la correspondance publique.

Enfin, la refonte des modèles de courriers et de formulaires progresse lentement. La Direction Générale des Finances Publiques (DGFiP), par exemple, s’est attelée à rendre les avis d’impôt plus lisibles. La Caisse d’Allocations Familiales (CAF) a revu certains courriers pour limiter les abréviations en rafale. Des avancées encourageantes, à défaut d’être généralisées.

Des initiatives locales (trop) timides

Loin des grandes directions parisiennes, plusieurs territoires ont tenté leur propre cure de transparence. Et parfois, cela ressemble à un sursaut de bon sens.

La préfecture du Bas-Rhin, par exemple, expérimente depuis peu des fiches de clarté administrative. Chaque procédure courante y est expliquée de façon simple, sans jargon. L’objectif ? Faciliter la vie des usagers en leur évitant la lecture d’une circulaire rédigée comme un roman juridique.

De son côté, la préfecture de la Marne s’inscrit dans le programme national Services Publics +, qui place la simplification du langage parmi ses axes majeurs. L’intention est louable : réécrire les documents pour qu’ils soient compréhensibles par tous, et non réservés aux titulaires de bac +5 en droit administratif.

À Paris, la mairie a mis en ligne Lutèce, une plateforme de services numériques libres. Cet outil permet à chaque service de concevoir ses propres applications en ligne, plus intuitives. Le but ? Améliorer l’accessibilité des démarches internet, souvent perçues comme opaques ou anxiogènes. Un effort technologique qui mérite d’être salué, même s’il reste encore perfectible.

Certaines collectivités vont plus loin en adoptant la méthode FALC (Facile A Lire et Comprendre). Destinée en priorité aux personnes en situation de handicap intellectuel, elle impose une rédaction linéaire, avec des pictogrammes et des phrases simples. Par extension, cette méthode bénéficie aussi à de nombreux publics non francophones ou éloignés du langage administratif. Une belle preuve que la limpidité sert tout le monde.

Espérons simplement que les efforts ne se transforment pas, à terme, en un nouveau labyrinthe lexical. Faudra-t-il bientôt demander à un usager en difficulté : « Avez-vous reçu le formulaire FALC ? » Ce serait tout de même un comble que le langage facile à lire et à comprendre soit, lui aussi, noyé sous les sigles.

D’autant que, dans plusieurs administrations, des agents impriment leur propre glossaire interne pour comprendre les sigles utilisés dans les mails de leurs collègues. Ce n’est pas une boutade !

Ailleurs, c’est déjà demain

Pendant que la France distribue des lettres capitales comme des croissants, d’autres pays avancent à pas de géants.

Au Canada, le bilinguisme officiel a forcé les administrations à clarifier leur communication. Chaque message officiel est rédigé dans un français compréhensible et un anglais intelligible. Le Bureau des communications recommande explicitement d’éviter les acronymes flous. Une évidence ? Pas partout.

L’administration des États-Unis, pourtant peu jargonneuse, a instauré dès 2010 le Plain Writing Act. Cette loi oblige les agences fédérales à produire des documents clairs, concis et adaptés au public. Et ce n’est pas un vœu pieux : le Congrès a même récemment proposé un renforcement de ce dispositif. En résumé, un pays qui s’interdit de noyer ses citoyens dans des termes incompréhensibles.

Plus au sud, la Nouvelle-Zélande a adopté en 2022 une loi novatrice : le Plain Language Act. Ce texte impose à chaque institution publique de désigner un responsable du langage clair, chargé de relire les publications et de former les agents. Une innovation modeste, mais puissante, qui replace l’usager au centre.

Enfin, l’Estonie s’illustre comme la championne du zéro paperasse. Son mot d’ordre ? “100% digital, 0% bureaucrazy”. Grâce à une administration entièrement dématérialisée, les abréviations deviennent superflues : tout est lisible, accessible et explicite.

Des initiatives inspirantes, n’est-ce pas ?

 

À force de codifier l’information, l’administration française a perdu le fil de la compréhension citoyenne. Le sigle donne une apparence de rigueur, mais dissimule une complexité contre-productive. Derrière cette manie lexicale, une fracture se creuse entre l’État et ceux qu’il est censé servir.

Au fil du temps, le jargon est devenu un filtre social, un outil de domination subtile, ainsi qu’une manière de garder la main sur les décisions sans vraiment en rendre compte.

Alors, faut-il créer un Observatoire National du Langage Administratif ? Le fameux ONLA ? Oui, mais à condition de ne pas le renommer aussitôt en NOLA (Nouvel Observatoire …), puis en DLP (Délégation de Lisibilité Publique). Sinon, autant continuer à distribuer des glossaires…